hommage à la littérature d’annie ernaux

Annie Ernaux s’agite sous les feux des projecteurs, elle devient média, elle figure en photo, elle est Nobel. Mais au-dessus de la mêlée des journalistes, par-delà le large discours international, qu’en est-il de son œuvre ? Où se niche l’opinion propre, la pensée seule, la phrase pour soi qui, quand on se la dit en silence, aide à vivre ? Je veux un rapport autrice-lectrice à moi écrit quelque part.

« C’est une sensation qui l’aspire par degrés loin des mots et de tout langage vers les premières années sans souvenirs, la tiédeur rose du berceau, par une série d’abymes (…), qui abolit les actes et les évènements, tout ce qu’elle a appris, pensé, désiré, et l’a conduite au travers des années, à être ici, dans ce lit avec cet homme jeune, c’est une sensation qui supprime son histoire. Alors qu’elle voudrait tout sauver dans son livre, ce qui a été autour d’elle, continuellement, sauver sa circonstance » – Les années.


Je parle d’Annie Ernaux toute la sainte journée. Pourtant, son nom n’est pas un son que l’on veut sortir, il dérange la fluidité. Mais j’ai intégré le hiatus ; il coule dans ma bouche, sans accroc, sans écho. C’est une expansion de la qualification littérature contemporaine, de la question qu’as-tu lu récemment ? de la figure de femme âgée, actuelle, transclasse. Je peux discuter de ses livres avec tout le monde -ma grande tante (soixante-dix ans), mes libraires (trente-cinq ans), mes amis en prépa (vingt ans) ; il y a union dans la littérature. La diversité des nombres étonne : comment Annie Ernaux, femme française née en 40, épouse dévouée, féministe de 68 et de toujours, professeure de français, retraitée dépassée par les évolutions technologiques, peut-elle rassembler l’inimaginable ? Peut-on se représenter une salle pleine de lecteurs de cette même autrice ? Il s’agirait d’un tableau intergénérationnel difficile à peindre à l’heure des idées, des écrans et des mouvements qui séparent. Alors que l’on vit et pense étroitement dans son petit chez soi où règne une bibliothèque débordant de livres non lus, le récit individuel d’Annie Ernaux ouvre la porte à l’autre collectif. Parce que son histoire révèle les traits de toute une génération, mais aussi de tout un sexe et de toute une classe sociale, chacun semble se trouver une petite place sur la banquette de la DS orange. Car je vois l’œuvre ernauienne (inventerons-nous une épithète littéraire à la suite de ce prix prestigieux mais qui, en somme, ne répète hâtivement qu’un nom reconnu ?)  comme une fresque indémodable aux teintes chaudes, les couleurs les plus pâles apparaissant lorsque les émotions sont enfouies, les plus vives au moment des épanchements furtifs et alarmants. Ce que l’autrice n’écrit pas, on le fait sien et on l’imagine. C’est en cela que semble résider le lectorat divergent : chacun pioche ce qu’il aime et le touche dans les mots, à plats sur la page, pour réaliser un paysage qui lui ressemble, et qu’il conte à d’autres par la suite. 

J’aime pour ma part le caractère cru des romans de l’autrice, qui cherche à rayer les ambigüités narratives et stylistiques. J’aime la langue simple, mais aussi poétique et agréable à l’oreille. Les phrases aisément mémorisées raisonnent élégamment, comme un sonnet d’automne ou une nouvelle de Poe horrifiante (des scènes de viol ou d’avortement scrupuleusement décrites). J’aime cette envie de relater après coup et de commenter l’évènement, les ressentis de l’avant, de l’après et du maintenant, le choix d’écriture et l’autre chemin rédactionnel qui aurait pu être pris. En déployant son processus d’écriture dans le livre, l’autrice efface toute trace de fiction pour nous emmener vers une réflexion investie et concrète.  J’aime l’atmosphère à la fois familière et impersonnelle qui se dégage des pages : Ernaux approche et rejette son lecteur simultanément. Le refus d’un pathos ruisselant la distingue par ailleurs d’autres écritures exaltées du traumatisme, qui nous éloignent peut-être de la sensation vécue, trop particulière. Le juste-milieu essentiel dans l’œuvre d’Ernaux convient alors aussi bien aux capricornes pragmatiques qu’aux poissons sensibles. Qu’exigent de plus les planètes ? 

L’œuvre d’Annie Ernaux n’est pas parfaite -un penchant narcissique et quelques marottes caractérisent ses romans qui, lus les uns à la suite des autres, se répondent beaucoup. Quant à la plume, ce n’est ni la plus fine, ni la plus mémorable de notre littérature. Mais le monde identifiable dans lequel on aime entrer dès la première phrase donne à l’autrice la figure d’une démiurge, les pieds dans sa terre. J’admire sa capacité à recréer, creuser et donner vie au souvenir, matériau à partir duquel on peut méditer sur nos propres et présentes années. 

telma

One Reply to “”

Laisser un commentaire